9 janvier 2009
Libération
Jean la Chance, troc en toc un inédit de Brecht joliment monté à la Bastille
Jean la Chance, de Brecht, est d’abord une curiosité. Le texte a été retrouvé dans les années 90 parmi les archives du Berliner Ensemble et publié en 1997, avec quatre autres pièces, pareillement inédites et inachevées. L’Arche les a éditées en français en 2005 (1). Des cinq, Jean la Chance est sans doute la plus aboutie. Brecht y reprend l’anecdote d’un conte des frères Grimm, où un paysan simplet est dépouillé de tout ce qu’il possède, au fil d’échanges iniques : il troque un sac d’or contre un cheval, le cheval contre une vache, la vache contre une oie, etc.
Vagabond. Brecht y introduit une variante essentielle : ce n’est pas un sac d’or que Jean échange en premier, mais sa femme. De perte en perte, le héros devenu vagabond finira par s’écrier : «Maintenant, il ne me reste plus que la vie !», mais découvrira qu’elle aussi est une valeur d’échange. Entre-temps, il aura aussi retrouvé et reperdu sa femme, échangée contre une oie. Le plus remarquable est que la victime permanente de ce marché de dupes prend cela très bien. Chaque nouvelle perte est vécue comme une libération, ou un enrichissement.
Brecht a écrit Jean la Chance à l’automne 1919, soit un an après la parution de Baal, sa première pièce. Entre les deux héros, au moins un point commun : un amour de la liberté qui se conjugue avec celui de la nature. On y retrouve aussi le thème de la femme noyée dans la rivière. Mais Jean est, en apparence, très loin du désespoir de Baal. Son «innocence» annonce plutôt celle de Galy Gay, le héros d’Homme pour homme enrôlé dans l’armée alors qu’il allait acheter du poisson ; ou de Schweyk, le soldat par qui tout déraille.
Le metteur en scène François Orsoni exhume ce texte bref - onze scènes, sans compter les variantes - avec une liberté de ton qui déroute et séduit. Comme si lui-même et ses comédiens adoptaient, pour raconter l’histoire, la position de l’innocent. Entrecoupant saynètes et chansons, appuyés par un clavier et une guitare, ils font de Jean la Chance une balade souriante, très calme et un peu mystérieuse, quand ils changent de masques ou de costumes dans la pénombre.
Ressorts poétiques. Les cinq interprètes, Suliane Brahim, Alban Guyon, Clotilde Hesme, Tomas Heuer - qui signe aussi la musique -, et Thomas Landbo jouent cela avec une complicité amusée. C’est du théâtre- récital, sans autres effets dramatiques que ceux soulevés par le texte, dont on entend très bien les ressorts poétiques, une certaine façon d’illuminer les choses simples : «Et hier, il y avait même de nouveau du soleil dans la cour. On aurait dit une flaque d’or.»
Quant à la fable de l’homme qui toujours tend l’autre joue, elle n’est jamais qu’un miroir, dont chaque spectateur est libre de faire ce qu’il voudra.
René Solis